Après "Le Jeu des différences"
L'adorable détail d'une peinture de Pieter de Hooch, "la chambre" : une fillette auréolée d'une lumière presque surnaturelle, entre en souriant, un fruit ou une balle serré dans sa menotte... Elle tient encore la poignée d'un air espiègle, tout en regardant vers sa maman, qui est sur la droite en train de ranger des couvertures. Au fond, la porte s'ouvre sur un jardin printanier et le soleil ricoche sur les sols aux textures différents, le marbre brillant de l'entrée, les tomettes plus mates de la chambre. Un délicieux moment saisi presque sur le vif et qui vous cloue, souriant et béat devant cette toile !
Elle a présenté, avec beaucoup de sensibilité et d'à propos, les impressions de sa visite à l'exceptionnelle exposition Vermeer qui se tient à Rome, aux Écuries du Quirinal, espace muséal dont les manifestations surprennent toujours par leur qualité et leur sérieux. Exceptionnelle car, le fait est connu, l’œuvre peint de Vermeer comporte, en tout et pour tout, 36 peintures connues (peu ou prou, à quelques attributions près) et il n'y en a aucune en Italie. Alter était dubitatif sur l'intérêt de l'exposition, me disant avec une moue réservée "mais s'il y a un ou deux Vermeer, ce sera bien le diable, c'est une exposition prétexte, on met le nom de Vermeer en avant mais il n'y aura que des sous-fifres". Et il a dû admettre que, contrairement à ses craintes, l'événement était d'importance : non content de présenter 8 œuvres du maître * (je vous renvoie à son article pour les voir en détail), presque le quart de ce que l'on garde de lui, il a le très grand mérite d'apprendre à découvrir d'autres maîtres hollandais de la même époque, terriblement talentueux, et que notre culture, toujours un peu simplificatrice, a trop tendance à oublier au profit de celui que la critique d'une certaine époque a mis en avant.
La tendance a été très forte au début du XXème siècle de focaliser l'intérêt du public sur certains noms emblématiques dont nous connaissons, même sans les avoir vues, les œuvres phares, croyant par ce biais tout savoir et avoir tout découvert. Le plus caricatural est à cet égard la Joconde ou l'Angelus de Millet, j'en citerais des dizaines, qui occultent souvent l’œuvre même de l'artiste adulé et plus encore celle de ses contemporains, rivaux ou élèves.
La tendance a été très forte au début du XXème siècle de focaliser l'intérêt du public sur certains noms emblématiques dont nous connaissons, même sans les avoir vues, les œuvres phares, croyant par ce biais tout savoir et avoir tout découvert. Le plus caricatural est à cet égard la Joconde ou l'Angelus de Millet, j'en citerais des dizaines, qui occultent souvent l’œuvre même de l'artiste adulé et plus encore celle de ses contemporains, rivaux ou élèves.
Un Vermeer que nous n'avons pas vu, il n'était pas à l'exposition qui en comptait pourtant 8. Ceux de l'exposition sont sur le site "Autour du Puits"
C'est un français qui, en 1866, publia une étude passionnée dans laquelle il exposait sa re-découverte de ce peintre jusque là oublié, étude qui allait susciter l'intérêt des historiens d'art et valoir à Vermeer une étonnante gloire posthume. On adore les redécouvertes et les légendes qui vont avec. On aime fort à créer de nouveaux enthousiasmes, on vibre de l'ardeur des pionniers et le public conquis se laisse porter par une ivresse et un ravissement qui font l'unanimité. Admirée par plusieurs peintres impressionnistes, son œuvre - particulièrement la Vue de Delft - inspira à Proust et à Claudel des pages qui en consacrèrent définitivement la reconnaissance. Si l'on y ajoute le retentissant scandale provoqué par le faussaire Van Meegeren (dans les années 40, procès en 47), le nom et l’œuvre de Vermeer font désormais partie de la base de notre formation artistique.
Mais qui connait Pieter de Hooch (1629-1684), Carel Fabritius (1622-1654), Pieter Janssens Elinga (1623- ante 1682), Gerard ter Borch (1617-1681), Jan van der Heyden (1637-1712), Cornelis de Man (1621-1706), Gabriel Metsu (1629-1667), et une bonne vingtaine d'autres dont je ne vais pas vous dresser la liste exhaustive sous peine de vous lasser ? Nous avons éventuellement entendu parler de Gerrit Dou dont le talent est tel que nombre de ses toiles furent, d'abord, attribuée à Rembrandt, mais entre ces "van", "ter" et "der", nous avons toujours tendance à confondre un peu tous ces noms qui restent, pour nous, assez lointains. Et pourtant, avez-vous remarqué combien tous ses peintres ont des dates proches, ce qui prouve, ce que démontre brillamment cette exposition, que Vermeer appartenait à un milieu artistique particulièrement vibrionnant et actif.
L'émouvant autoportrait (supposé mais très plausible) de Carel Fabritius : l'homme nous regarde d'un air profond et intense, campé dans une pose élégante et ferme. Son chapeau incliné sur la tête lui donne un air "à la Rembrandt". Mais pourquoi émouvant ?? Car nous savons que le peintre, agé ici de 27 ou 28 ans, mourra 4 ans plus tard, en 1654, lors de l'explosion de la poudrière de Delft. Ce jeune talent bisé, dont il ne nous reste environ qu'une douzaine de toiles environ, mort tragiquement à 32 ans est un personnage idéal de légende !
Le sous-titre de l'exposition est d'ailleurs "l'Age d'Or de la peinture hollandaise" : ce dernier se développa à un moment particulièrement crucial de l'histoire hollandaise, quand les Provinces Unies des Pays Bas, enfin indépendantes de l'Espagne, explosèrent tant d'un point de vue économique que culturel. Tous ces peintres se mirent alors à réaliser, pour une clientèle récemment enrichie par le commerce et développant un goût nouveau, bourgeois, souvent plus tourné vers les scènes de genre que vers la peinture d'histoire, des sujets variés, dans un style inédit. A part quelques portraits, ce n'était pas une peinture de commande, tant et si bien que les œuvres s'échangeaient sur un marché libre et vaste, sur la base du choix des acheteurs. Il fallait leur plaire et tous s'y employèrent avec talent.
Parmi eux, Vermeer, un peu mythique, est certainement un des plus grands, sa touche est délicate, recherchée, il rend d'une façon magique, ineffable, quasi sublime, les effets de la lumière sur les choses et les êtres. Mais ne nous y trompons pas, les interprétations par trop romantiques, teintées de mystère et aux relents de fables que certains se sont plu à faire de ses toiles, sont très loin de la réalité économique et artistique de l'époque. D'autres ont utilisé un langage pictural identique, pour séduire une clientèle passionnée par ces représentations intimistes, un peu mystérieuses et très raffinées. C'est autant l'évocation d'une époque, d'un style de vie, d'une conception de la vie que déclinait ce cercle d'artistes, imprégnés de l'air du temps.
Le détail d'une autre peinture de Fabritius, un portrait de femme. Le pendant d'oreille, orné d'une perle baroque de la plus belle eau, est si lourd que le lobe est déformé, presque blessé. Les cheveux sont tenus par un peigne précieux, lui aussi orné de belles perles, pendant que la plume qui orne le chapeau de la belle frémit dans l'air transparent.
Et parce que les valeurs que rendent ces artistes sont avant tout humaines, presqu'universelles, il est de bon ton de dire que leur talent est "atemporel", et notre goût moderne y est particulièrement sensible. Le silence et la quiétude qui émanent des œuvres de Vermeer et de ses contemporains nous touchent comme un Éden, un idéal de paix et d'élévation spirituelle, une sorte de vision d'un bonheur entrevu et dont, parfois, on rêve. Et pourtant, malgré une relative stabilité politique et une certaine prospérité économique, son époque, comme la nôtre, fut violente, tourmentée et parfois cruelle (qu'on pense à la terrible explosion de la poudrière qui fit à Delft en 1654 des centaines de morts, des milliers de blessés et d'estropiés, plus dévastatrice que les guerres dont elle était censée protéger la population).
Le monde représenté par Vermeer et les artistes hollandais de la même époque a l'aspect et l'apparence de la réalité. Et pourtant ils décrivent un monde paisible, serein, teinté d'un vague mystère dont la quiétude ambiante les auréolent. On est frappé par l'immobilité des personnages, par la concentration de leur geste, par l'intensité de leur attitude. Tout semble signifiant, même, et surtout, leur silence. On est loin de la peinture narrative des grandes scènes d'histoire ou du caractère démonstratif des toiles religieuses. Ces arrêts sur image, presque saisis par inadvertance, sont autant de moments de simple humanité, dans lesquels il est bon de se plonger, pour s'évader un peu, et pour rêver beaucoup.
Ils nous parlent d'un monde où les femmes tiennent avec élégance des verres de vin, vides ou pleins, lourds d'une symbolique conjugale (je n'ose dire sexuelle, car je pense que la plupart des sujets parlent de couples en train de se former, donc il s'agirait ici de sexualité "légitime") soulignée par la présence, à portée, d'une main masculine, qui soutient la main de la femme ou lui tend le verre... Pendant que les hommes s'enivrent dans des tavernes servis par d’accortes servantes.
Ils nous parlent d'un monde où les femmes tiennent avec élégance des verres de vin, vides ou pleins, lourds d'une symbolique conjugale (je n'ose dire sexuelle, car je pense que la plupart des sujets parlent de couples en train de se former, donc il s'agirait ici de sexualité "légitime") soulignée par la présence, à portée, d'une main masculine, qui soutient la main de la femme ou lui tend le verre... Pendant que les hommes s'enivrent dans des tavernes servis par d’accortes servantes.
Un univers calme mais pas vide, où l'activité de l'esprit est toujours suggérée. Témoins toutes ces femmes qui écrivent, pensives, songeuses, parfois concentrées, toujours absorbées. Et quand elles n'écrivent pas, elles viennent de recevoir une lettre dont le contenu les plonge dans une aimable rêverie.
Souvent aussi, elles jouent de la musique, ou chantent, et il nous semble partager ces mélodies mélancoliques et harmonieuses, qui parlent forcément d'amour, du moins si l'on en juge par l'air épris des jeunes gens qui les accompagnent ou les écoutent.
Elles sont rarement inactives ces femmes, qui, d'autres fois jouent, ou se livrent à quelque activité domestique, lente et essentielle. Alter remarquait combien toutes ces toiles présentent de la femme une vision respectueuse et pleine de considération. Elles n'ont rien d'objets décoratifs, elles ne sont ni frivoles ni coquettes, mais tout simplement belles et femmes. Tout cela fait de cette exposition, encore active jusqu'au 23 janvier 2013, un parcours très instructif et très révélateur de l'ambiance de la société hollandaise bourgeoise et cultivée du XVIIème siècle.
Voir aussi, sur l'exposition "le jeu des différences"
* elles proviennent en grande majorité des États Unis et de Londres, voire de Hollande
Un très beau billet, toujours un plaisir d´admirer Vermeer et de retrouver tes commentaires.
RépondreSupprimer"il est de bon ton de dire que leur talent est "atemporel", et notre goût moderne y est particulièrement sensible"
RépondreSupprimerComme Bach ... parfois, au cours d'un concert, je suis saisie par l'émotion et la surprise en réalisant que, plusieurs siècles plus tard, on étudie, on joue et on écoute toujours ces oeuvres composées par cet homme qui n'a pas grand chose en commun avec notre mode de vie et nos préoccupations. Une sorte de pont entre nos époques.
J'aime beaucoup Vermeer et c'est un plaisir de lire tes réflexions, comme toujours.
Blandine, j'aime beaucoup ton rapprochement avec Bach, et surtout cette surprise dont tu parles, car tu as raison, finalement c'est "vieux" comme forme d'expression, et en toute bonne logique cela ne devrait pas nous toucher tant, ou du moins pas d'une façon aussi évidente, simple. "Une sorte de pont entre nos époques."
SupprimerJ'ai du mal à sortir des métaphores musicales, n'est-ce pas!!
SupprimerEncore une fois j'arrive en retard
RépondreSupprimerMerci pour ce clin d'œil
Un grand bonheur que cette exposition dont nous avons pu profiter à satiété en toute tranquillité
Un grand luxe
Oui visiter une expo en paix, en prenant son temps, dans une ambiance sereine et recueillie est un vrai luxe !
SupprimerC'est amusant encore une fois de voir que "La femme au chapeau rouge" conservé à la National Gallery de Washington a pu servir de symbole pour illustrer l'affiche de l'exposition (si je me fie à la photo du bus romain sur le blog d'Aloïs) : c'est, comme par hasard, le seul tableau dont l'authenticité est contestée! Il n'y a, grosso modo, que les Américains qui croient que c'est un vrai Vermeer, alors que tous les spécialistes en contestent l'authenticité (voir la belle analyse d'Arasse dans son livre L'Ambition de Vermeer). Je comprends maintenant mieux pourquoi ce tableau est aussi celui qui circule le plus, celui que l'on prête le plus... à force, on finira bien par admettre que c'est un Vermeer, même si c'est le seul à être peint sur un panneau de bois et non sur toile! Mais qu'Alter se rassure, 7 ou 8 tableaux de Vermeer, ça reste quand même une belle prise et vous avez bien fait d'aller voir cette expo qui devait être superbe!
RépondreSupprimerUne belle prise en effet, et qui nous a comblés !! Quant aux attributions, les "grands messes" que sont les expos sont d'excellents moyens de les confirmer, peu à peu !
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