dimanche 8 septembre 2013

RETOUR SUR EXPO : MURANO - FRAGILE

Pour souligne la permanence du verre à Murano, quoi de mieux que ce splendide vase de Barovier, 1925, une maison fondée en 1295 et encore en activité sur la lagune.

Murano, FRAGILE, c'était au au musée Maillol et c'est terminé depuis le 28 juillet. 


Inventée sans doute par hasard vers 1500 avant notre ère, la technique se répand rapidement au Moyen Orient et les objets de verre alimentent dès lors les courants commerciaux avec l'Occident. Peu à peu il y a "transfert de technologie" et les verriers syriens ou carthaginois s'installent en Italie à Cumes ou à Aquilée. Plus tard, suivant la conquête romaine, ils remontent vers le nord, Lyon, Cologne, en passant en particulier par Venise. Par la suite, vers les premiers siècles de notre ère, les difficultés d'approvisionnement en matières premières deviennent chroniques à cause des insécurités provoquées par les invasions barbares, et  la survie de ce matériau* n'est due qu'à l'ingéniosité des artisans qui trouvent l'idée de remplacer les soudes d'Orient pas des cendres de fougères ou de bois des forêts gauloises ou germaines. Mais il faut adapter la technique et les vénitiens furent particulièrement inventifs en la matière. Leurs secrets, jalousement gardés et rapportés en partie de Byzance après la chute de la ville en 1204, résidaient dans un choix exigeant des matières premières - retour aux soudes d'Orient -, l'emploi en forte proportion du calcin (débris de verre) et surtout un tour de main utilisant de façon toujours plus inventive les propriétés du matériau.


L'existence de fabricants de verre creux, phiolarii (flaconniers en gros) est attestée à Venise dès 980. La profession, qui a son propre statut à partir de 1271, exporte déjà largement vers l'ensemble de l'Europe. Ayant pris soin d'acclimater les techniques orientales aux ressources de la lagune, les vénitiens eurent à coeur de la protéger, désirant conserver la suprématie et l'exclusive commerciale en la matière**. Au motif de protéger Venise des nuisances liées à cette industrie, fumées, risques d'incendie, on concentra au XIIIème siècles les verriers dans l'île de Murano. Il s'agissait de sécurité certes, mais aussi de secret : le confinement dans cette zone close garantissait une meilleure surveillance des procédés de fabrication permettant d’obtenir ce verre très pur, le cristallin de Venise, convoité par tous les puissants dès le XVème siècle. Les verriers avaient de plus l'interdiction de s'expatrier, à peine de mort, rigueur compensée, comme il se doit, par d'importants privilièges.


Venise se fit d'abord connaitre pour ses verroteries (perles, bijoux en verre, pierres de couleur) dont l'exportation vers les marchés d'Orient et d'Afrique assurèrent, dans un premier temps sa fortune.  Mais sa réputation, elle la doit à ses pots, coupes, plats, aiguières de couleur, ornés de sujets, garnis d'or et de perles qu'on appelle, à cause de leur finesse, de leur légèreté et de leur transparence, "cristal" ou "cristallin". Les tours de main de façonnage habiles des verriers vénitiens, en torsades opaques ou translucides, monochromes ou polychromes, l'art des formes - en calice, bol, flûte, coquille, plus tard en nef, cloche, oiseau, cerf... -, la variété des couleurs - y compris celles imitant la porcelaine, les pierres précieuses, le jade -, l'inventivité des décors - en filigrane, à l'émail, à l'or, à la gravure, au diamant ... -, augmentèrent le prestige de Murano, suscitant l'envie des autres centres de production et la suprématie commerciale de la ville. Qui n'empêcha pas, malgré les mesures drastiques évoquées plus haut, la fuite des "cerveaux" et des talents.Venise ne parviendra jamais à stopper l'exode de sa main-d'oeuvre ni l'imitation de ses modèles : on le sait grâce aux contrats consentis en Espagne, dans les Flandres, en France, en Angleterre ou en Allemagne à des "renégats" exilés, assurant à ces pays des produits "façon Venise" !!


Pour conserver sa domination sur le marché, Venise devait rester "au top", inventer de nouveaux produits, de nouveaux procédés, soigner sa qualité. Toutes règles de bon management qu'on croit avoir réinventer face à la mondialisation ! Venise excella alors dans le verre plat, produit comme le verre creux par soufflage en un cylindre qu'on déroulait à chaud, et qu'on polissait pour en éliminer les défauts. A la qualité de son verre, Venise ajoutait la finesse de son polissage, le brillant de la couche réfléchissant, et mit au point un amalgame formé sur la surface même du verre par réaction d'un bain de mercure sur une feuille d'étain appliquée sous pression (le tain). Les pièces produites ne nous impressionnent plus guère tant leur brillant s'est assombri avec les ans, mais elles avaient, au XVIIème siècle une renommée inégalée. Puis les verriers de Murano inventèrent des verres craquelés, à côtes torse dites "vénitiennes", des pièces à boutons, à bagues, à chainette, à mascarons, à anneaux ... la liste serait sans fin car leur imagination était infinie et conservait à la lagune sa supériorité, en particulier pour les pièces d'apparat.

Les premiers clients furent ainsi les familles prestigieuses d'Italie, les Este, les Gonzague, les Médicis, puis les rois et empereurs de l'Europe entière. Puis, plus tard pour les salles de bal et les opéras des riches bourgeois, pour lesquels Murano inventa le lustre Rezzonico. Vous savez ce que nous appelons en France le lustre vénitien : apparus au début du XVIIIème siècle, ces luminaire appelés ciocche en dialecte vénitien, sont largement, sinon lourdement, ornées d'éléments décoratifs en forme de feuilles et de fleurs, souvent colorés, disposés en petites coupes de verres qui cachent le dispositif métallique dissimulé dans les parties creuses (les bosette) qui permettent de démonter le lustre pour, tout simplement, le nettoyer sans souci.


Lustre Rezzonico que Javier Pérez, de Carroña,  utilisa en 2011 pour son incroyable et pourtant géniale installation, Verre et corbeaux naturalisés. Une pièce impressionnante, chargée de symboles : un lustre, on ne peut plus traditionnel, rouge sang, qui gît, tel notre civilisation qui se cherche dans les méandres de son passé glorieux, brisé, déchu, dépouillé par des corbeaux sinistres, qui se repaissent de ses vestiges. Cela a un odeur d'apocalypse très contemporaine ! ça fiche le blues, même s'il est écarlate !


Car l'exposition du musée Maillol, soucieuse de démontrer la permanence de l'art du verre à Murano, commence, dans la superbe salle du bas, propice à toutes les installations, fussent-elles de grande taille, par présenter l'art contemporain de la cité du verre. Car les plus grands artistes et tous les designers dignes de ce nom ont sacrifié au rite de l'oeuvre fragile.


On y admire la composition aérienne et étrange de Mona Hatoum, constituée de petites sphères de cristal reliées entre elles comme une gigantesque toile d'araignée sous laquelle on peut se promener, les "Shitting doves of peace and flying rats" (pigeons de paix chiants et rats volants) de Jan Fabre, une impressionnante représentation de nos idéaux actuels où paix, pollution, guerre et écologie mènent une ronde folle et absurde. Poignant !


Toujours au rez de chaussée, les 5 miroirs d'Orlan nous déclinent  un autoportrait sans concession de notre société, surtout préoccupée de paillettes, d'argent et de polluer la planète. Comme une accusation qui se pare de l'élégance de ces miroirs bourgeois pour nous renvoyer au visage toutes nos imbécillités. Très déprimant ce rez-de-chaussée, si l'on y recherche nos rêves de gloire, que l'on trouve étouffés par nos ambitions techniques et nos délires mégalomaniaques. Mais c'est là qu'on croise les œuvres les plus frappantes de l'exposition.

Calice au "Triomphe de la Justice", XVème siècle, Florence, museo del Bargello 

Exposition très classique ensuite, chronologique, où l'on découvre, pas à pas, l'évolution de l'art du verre à Murano. A l'instar de l'oeuvre d'Angelo Barovier. Ce véritable artiste du verre (ses descendants sont encore de la partie) dont le nom dérive de berroviere, sorte de mercenaire bien équipé qui se met à la solde des uns et des autres, obtint de la République, en 1455, l'exclusivité du brevet par lui inventé permettant de produire ce fameux "cristal de Venise", qui fera florès les décennies suivantes. Il inventa aussi le "lattimo", un verre blanc si opaque qu'on pouvait le confondre avec la précieuse porcelaine venue de Chine et dont on ignorait encore le secret de fabrication, et un verre calcédoine aux reflets bruns et ambrés, étonnamment chatoyant.


Autre superbe spécialité vénitienne, le verre "a reticello" inventé à Murano vers le milieu du XVIème siècle. En 1549 le terme "reticello" cohabite, pour ces décorations filigranées de fins fils blancs, en même temps que celui de "retortoli", inventé en 1527 par la famille Serena. Après une grande vogue au XVIème siècle, la mode du verre filigrané connait un petit tassement, puis reprend de plus belle au XIXème, pour connaitre un véritable renouveau actuellement, dans l'art contemporain.

On admire ainsi nombre d’œuvres précieuses de la Renaissance, puis du Grand Siècle, puis de la Belle Epoque et enfin des Années Folles ...des miroirs, des pièces de décoration exubérantes ou rares, de toutes époques, aux destins divers et aux esthétiques toujours impressionnantes, même si certaines sont d'un "mauvais goût" absolu ! Une exposition fort enrichissante, même si elle n'égale pas l’intérêt d'une visite à Murano où tout ( ateliers, places, décoration de l'église, musée ...) parle de la magnificence de la verrerie vénitienne, en direct ! Un joli parcours parisien qui valait le détour, sur la pointe des pieds, pour ne pas mettre en péril ces chefs d’œuvres délicats ... "ATTENTION FRAGILE".


Et la pièce pour laquelle j'ai totalement craqué : Installazione acqua - Rame d’acqua
Une improbable alliance du solide et de l'impression de liquide, de l'immuable et du fragile, bref, j'ai rêvé d'emporter un de ces bols de cuivre, paraissant remplis d'eau et figés dans un cristal translucide, reflétant la lumière comme de petits soleils roux.
Giorgio Vigna, 2012

* On a cru, pendant un temps, que le verre avait disparu en Europe au IXème siècle car on n'en trouvait pas dans les tombes de cette époque. Le matériau étant, on le sait, très fragile, c'est en effet seulement dans ces endroits que les objets anciens ont pu être protégés. Or, de leur absence dans les sépultures, on avait déduit que la technique avait disparu d'Europe. On s'est rendu compte ensuite que cela n'était pas un indice, car cette absence était imputable à une décision du Concile de Reims qui interdit de déposer des objets dans les tombes. Le verre existait donc sans doute toujours mais il n'en reste plus car à l'extérieur il était trop fragile et ne s'est pas conservé.

** Ce souci du secret n'a pas empêché d'autres villes de fabriquer du verre ! Par exemple,  Altare, près de Gênes, est devenu un centre verrier rival important. et il est intéressant de noter que les "Altaristes" émigraient volontiers temporairement et constituaient des équipes qui se louaient en France pour conduire des fours, pratiquant la coopération technique alors que Venise visait à la seule suprématie commerciale.

Source des photos : photographies interdites dans l'exposition, je me suis donc permis de puiser largement dans le superbe reportage photographique de Soyons Futiles, que je remercie au passage ... Une ou deux photos proviennent aussi du blog de Julie Chazemartin. J'ai trouvé le Girogio Vigna chez La chipie de Paris

6 commentaires:

  1. Amusant, chère Michelaise, votre passage du feu sur Cordouan au feu de Murano. J'aime bien aussi cet art du fragile, du lisse et de la transparence. Surtout si on a pu voir un souffleur faire émerger quelque chose d'une boule de verre en fusion. Comme vous je craquerai bien pour le Giorgio Vigna. Les formes qu'il expose font plutôt penser à du thé qu'à de l'eau... petite inspiration japonisante !
    Belle journée.

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    1. Oh Michel, nous craquerions certes, mais je me suis cet après-midi, par curiosité, renseignée auprès de la galerie new yorkaise (comme tout est facile avec internet !!) quant au prix d'une de ces coupes emplies de transparence !! Celle que je rajoute à la fin de l'article !! 20 cm de diamètre, plus plate que les autres coûte, tout simplement, 8000 euros auxquels il faut ajouter 20% de taxes, soit 9600 euros !! L'art, cher ami, est vraiment une chose luxueuse !! Donc, nous avons des goûts de luxe !!!
      J'ai été aussi très impressionnée par le lustre écrasé au sol, sur lequel d'horribles corbeaux croassaient ironiquement !!

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  2. L'art est, dites-vous, une chose luxueuse. Vous manipulez suffisamment bien la langue pour ne pas dire une horreur pareille. Le marché de l'art fait de l'objet d'art un objet de luxe et de spéculation. Si on admet les taxes et autres commissions d'intermédiaires sans doute nombreux, l'objet sorti des mains de l'Artiste n'est pas si cher que ça. Pensez à l'aspect technologique de cette réalisation : la coupe, ses couleurs, sa forme, le remplissage et les tensions internes de la matière en fusion. Il a du en exploser quelques-unes avant d'obtenir cette belle perfection. Mais, je vous l'accorde, c’est tout l'art du verrier, son savoir-faire, son expérience. À se demander quel est le plus artiste des deux : celui qui a conçu ce bel objet ou le verrier qui l'a réalisé. On peut, sans aller à New-York, se replier vers certains artistes régionaux qui savent nous faire voyager dans la tête (et dans la leur) sans ruiner un budget que nos élus s’ingénient à grignoter. L’Art du plaisir de l’esthète n’est pas l’Art du spéculateur et c’est tant mieux.
    Belle journée.

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    1. Mais bien sûr, j'avais fait un raccourci que vous avez fort judicieusement repris Michel : Le marché de l'art fait de l'objet d'art un objet de luxe et de spéculation.
      Quant aux problèmes techniques de réalisation de cette coupe, ils sont sans doute importants, mais j'avoue avoir trouvé que la commission de la galerie new yorkaise alourdissait fort la note !! Conclusion, et vous en arrivez à la même conclusion que moi, faisons travailler les artistes et artisans locaux !!

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  3. Bonjour Michelaise. Quel bel article plein d'infos passionnantes... J'ai été impressionnée par la différence qu'il peut y avoir dans la réalisation et l'expression que les artistes donnent au verre. Certains en font (selon moi) de "simples" objets d'art que l'on prend plaisir à admirer; d'autres créent des objets dérangeants qui dénoncent et nous poussent à nous questionner sur les futilités et les défauts de notre monde....
    En plus de l'aspect technique et de la beauté en général, je trouve que c'est une réflexion très intéressante que tu nous as montrée de cette expo.... (même si certaines pièces me donnent un peu la chair de poule...)
    Bonne journée à toi

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    1. Les pigeons englués de pétrole sont certainement les plus impressionnants !! Oui, c'est étonnant n'est-ce pas cette apparente contradiction entre la recherche d'une beauté "pure", presque éthérée et le message parfois lourd de sens que véhiculent certaines pièces ?

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