Au premier rang de la conférence de Feriel Kaddour, les descendantes de Rita Strohl
Vous le savez maintenant, chaque nouvelle édition de Musiciennes à Ouessant, et nous sommes à la 11ème, autant dire que c'est d'un Festival adulte qu'il est question ici, est dédiée à une femme compositrice. Inconnue ou oubliée, le choix est vaste tant la postérité a, nous l'avons déjà déploré, était injuste pour la gent féminine.
Cette année, suite à la proposition qui lui en fut faite par l'une des petites filles de cette artiste du début du XXème, Lydia Jardon avait choisi Rita Strohl, une bretonne née à Lorient et dont la carrière fut brillante mais dont, et ce mystère sera l'objet de mon premier billet, le nom est aujourd'hui totalement oublié. C'est la pianiste, professeur de musicologie Feriel Kaddour qui s'est livrée à un travail de recherche sur cette compositrice, dont je vous parlerai plus longuement dans de prochains billets. Là, je vais seulement, reprenant l'analyse de Feriel qui était en tous points passionnante, tenter de comprendre pourquoi cette femme, célèbre, publiée, reconnue de son vivant, est tombée dans un oubli presque total. Feriel elle-même nous avouait ne pas l'avoir connue avant de se pencher sur sa vie et sur ses partitions pour nous.
Comme ceux de Cécile Chaminade et de Louise Farrenc, le nom de Rita Strohl reste plus que confidentiel. Mais alors que les deux premières étaient méconnues mais pas inconnues, Rita traverse un purgatoire encore plus aride. L'oeuvre des deux premières a surtout besoin d'être libérée des clichés dans lesquels l'histoire de la musique a tendance à enfermer la créativité des femmes. Mais elle est enregistrée, commentée, Cécile et Louise ont fait l'objet de travaux, de monographies, elles sont éditées, partiellement certes, mais suffisamment pour leur assurer un minimum de diffusion. Ce qui n'est pas le cas de Rita Strohl. Aucun enregistrement n'est commercialisé actuellement et surtout, très peu de ses partitions ont été éditées. Et sans édition, donc sans dépôt à la Bibliothèque Nationale, c'est impossible d'être jouée, donc connue. Or presque toutes les partitions de Rota sont restées inédites, manuscrites, non archivées. Et sont actuellement la propriété de ses descendants qui ne savent trop comment s'y prendre pour la faire éditer. Il y a aurait là un travail splendide à réaliser, ses petits enfants disposant d'un véritable trésor qui, en l'état actuel ne vaut rien mais qui, mis en valeur, classé et surtout, édité, serait pour les musicologues une source inépuisable d'informations et pour les artistes de superbes partitions à jouer.
Il ne s'agit donc pas pour nous de comprendre le défaut de réception et de transmission de son œuvre, mais la disparition, la mise au secret de son œuvre. Contrairement aux autres femmes, ce n'est pas contre la déformation de la perception qu'on a de sa musique qu'il faut lutter, mais il faut tenter de comprendre les raisons de son escamotage en bonne et due forme. Alors qu'elle écrivit une œuvre vaste, variée, ambitieuse, presque visionnaire, qui va de la miniature pour piano à des cycles d'opéras, des mélodies intimistes, des épopées wagnériennes, des œuvres symphoniques et de musique de chambre, alors qu'elle était célébrée et jouée par les plus grands, Jane Bathori, Pablo Casals, les orchestres des concerts Lamoureux et Pasdeloup, alors qu'elle fut accueillie avec admiration par Saint Saëns, Chausson ou Duparc, elle est tombée dans un oubli stupéfiant. Pourquoi ??
La première raison avancée par Fériel est le caractère bien trempé de Rita Strohl, son indépendance et son ambition qui, dès qu'elle commença à être connue, la fit couper avec le "milieu" musical parisien par refus du formatage qu'on imposait aux femmes soucieuses d'écrire de la musique. Dès le 18ème siècle, les femmes sont admises à jouer du piano, elles peuvent entrer au Conservatoire de Paris dès l'ouverture de ce dernier en 1795. Le piano, instrument pudique par excellence, devant lequel on se tient avec modestie, les pieds posés sur les pédales et les mains sagement occupées à frapper les touches, leur est non seulement permis mais même recommandé. Une maitresse de maison accomplie sait en "tâter" avec distinction, voire avec talent. Pas question pour elle de s'adonner à la flûte, dont on joue avec la bouche, ni au violon qu'on embrasse en prenant des poses lascives, et encore moins au violoncelle, instrument diabolique qui oblige à écarter les jambes de façon totalement dévergondée. Par contre, jouer du piano permet de tenir salon, et l'on voit d'un bon œil qu'elle compose de gentilles mélodies, pour le clavier ou pour la voix. Tout cela va parfaitement de pair avec les pratiques culturelles bourgeoises du XIXème. Mais dès lors que les femmes prétendent être novatrices, sortir des salons et ont l'ambition de faire évoluer la musique, les barrières sociales se dressent. Les portes institutionnelles se ferment et ces instruments de libération qu'étaient le piano et la musique se transforment pour celles qui ne veulent pas choquer en une prison dorée où elles pourront briller tout leur soûl, à condition d'accepter de rester à leur place, sans se mêler d'inventivité. Pas question de sortir de la mission que la société bourgeoise leur confie : joliesse et charme.
Or Rita a une approche très moderne, voire avant-gardiste, de la musique. Elle prétend la pratiquer comme un art total, la faire déborder des limites traditionnelles pour atteindre une sorte de synthèse avec la littérature, le théâtre, la peinture. Elle a une conception quasi visionnaire de son art, allant jusqu'à dire dans les années 20 : "il faudra que les musiciens de l'avenir inventent des instruments nouveaux, électro-acoustiques, cela pour remplacer à la fois le chef et les musiciens de l'orchestre qui ne possèdent plus une technique suffisante. L'avenir reste donc, avant tout, à la recherche pure". Fabuleuse phrase, prononcée 30 ans avant que la musique électro-acoustique n' apparaisse !!
Imaginez qu'une femme pareille n'avait pas grand chose à faire des "salonnades" auxquelles son succès parisien l'aurait à coup sûr condamnée. Au moment donc, où elle commence à connaître la gloire, elle quitte Paris pour se consacrer à son rêve, pour expérimenter des musiques telles qu'elle a envie de les concevoir et non se contenter d'écrire ce qu'on attend d'elle. Elle va partir pour Meudon où elle tentera de construire un lieu d'invention musicale, la Grange, rêve qui malheureusement n'aboutira pas. Et quittant Paris, elle se coupe du succès. Se mêlant d'écrire des opéras quand on attendait d'elle des mélodies pour salon, elle en exaspère plus d'un. Seuls quelques fidèles, dont Jane Bathori, continueront à s'intéresser à elle, à la soutenir, voire comme cette dernière à l'évoquer, et ce, jusque dans les années 1960. Mais depuis, elle est totalement oubliée.
Fériel Kaddour voit dans ses origines provinciales son second handicap. Certes, à l'occasion de la nomination de son père à un poste parisien, la petite bretonne de Lorient aura l'opportunité de faire le conservatoire de Paris, pendant à peine 4 ans. Mais sa profonde méconnaissance du "système" culturel de la capitale, l'amènera à ne pas savoir, ou ne pas vouloir, faire les concessions nécessaires pour s'assurer une gloire durable. Les conseils, les soutiens lui ont manqué pour gérer sa carrière. Mal initiée aux "codes", des règles sociales pas toujours très visibles et surtout pas prêtes à se déverrouiller pour une petite provinciale trop indépendante, ayant le double handicap d'être femme et pas parisienne, elle restera en dehors des réseaux qui auraient pu et dû assurer sa renommée. Sa démarche créative de la Grange, en la recoupant des cénacles parisiens, l'éloignera du lieu où se font et de défont les réputations. Enfin, la coupure historique que représente la première Guerre Mondiale est sans doute la dernière raison qui explique son oubli. Non content d'avoir mis un coup de frein brutal à son rêve de créer, avec la Grange, une sorte de Bayreuth à la française, cette époque marque la fin d'un monde, période charnière de l'histoire des Arts où tous les repères sont changés. Son inspiration germanique rend ses mélodies démodées et l'on oublie tout ce qui, dans sa musique est novateur. Et dont je vous parlerai dans un prochain article !!
Marie Madeleine Martini et sa soeur Marie-France, face à Lydia Jardon
Fériel Kaddour voit dans ses origines provinciales son second handicap. Certes, à l'occasion de la nomination de son père à un poste parisien, la petite bretonne de Lorient aura l'opportunité de faire le conservatoire de Paris, pendant à peine 4 ans. Mais sa profonde méconnaissance du "système" culturel de la capitale, l'amènera à ne pas savoir, ou ne pas vouloir, faire les concessions nécessaires pour s'assurer une gloire durable. Les conseils, les soutiens lui ont manqué pour gérer sa carrière. Mal initiée aux "codes", des règles sociales pas toujours très visibles et surtout pas prêtes à se déverrouiller pour une petite provinciale trop indépendante, ayant le double handicap d'être femme et pas parisienne, elle restera en dehors des réseaux qui auraient pu et dû assurer sa renommée. Sa démarche créative de la Grange, en la recoupant des cénacles parisiens, l'éloignera du lieu où se font et de défont les réputations. Enfin, la coupure historique que représente la première Guerre Mondiale est sans doute la dernière raison qui explique son oubli. Non content d'avoir mis un coup de frein brutal à son rêve de créer, avec la Grange, une sorte de Bayreuth à la française, cette époque marque la fin d'un monde, période charnière de l'histoire des Arts où tous les repères sont changés. Son inspiration germanique rend ses mélodies démodées et l'on oublie tout ce qui, dans sa musique est novateur. Et dont je vous parlerai dans un prochain article !!
Cet article a été écrit grâce à l'intervention de Feriel Kaddour, conférence donnée dans le cadre du Festival Musiciennes à Ouessant le 2 août 2011, qui s'appuie elle-même sur le mémoire de DEA de Sylvie LE COZ, Rita Strohl, soutenu en 1991 à l'Université de Rennes 2, 1990/1991 et sur les souvenirs mis en ligne par Marie-Madeleine Martini, présente avec sa soeur Marie-France, à la conférence. Madeleine et Marie-France avaient épousé des frères jumeaux, petits fils de Rita. Ce site est un vrai réservoir d'anecdotes et d'informations personnelles sur la musicienne, précieux et passionnant, mais tout le travail musicologique reste à faire, un travail qui permettrait de mieux apprécier le talent de cette femme libre et hors normes et de le reconnaitre à sa juste valeur. C'est le grand mérite d'un Festival comme celui de Lydia Jardon de permettre d'exhumation de pareilles merveilles. Ce serait absolument formidable que cette première étape, franchie avec une grande émotion en présence de plusieurs descendantes de Rita Strohl, soit le début d'un véritable approfondissement de l'oeuvre de cette dernière, qu'un généreux mécène ou une fondation permettre le classement, l'archivage et l'édition de toutes ces partitions, enfouies vaille que vaille dans une grande malle, comme le faisait plaisamment remarquer Marie-Madeleine. Rien que le cahier qui renferme les reflexions de Rita Strohl sur son approche des couleurs en musique constitue, à lui seul, un petit trésor dont la publication serait passionnante.
Bonsoir Michelaise. Je ne suis pas musicienne, tu le sais, mais je trouve formidable cette volonté de faire sortir de l'ombre des femmes musiciennes exceptionnelles et méconnues, voire inconnues. Quelle revanche ce serait contre l'oubli et quel bonheur en effet pour tous les amateurs de travailler sur des partitions inédites...
RépondreSupprimerJ'ai beaucoup aimé aussi ce que tu dis du choix de l'instrument pour les femmes du 18e. Je n'avais jamais pensé à ce côté bienséant du piano et à celui terrrriblement déplacé ;-) et contraire à la morale d'autres insturments. C'est vraiment amusant comme anecdote.
Merci à toi pour cet article riche d'informations :-)
Tu vois Oxy, la musique c'est facile dès lors qu'on sent, qu'on sait, qu'on te dit l'humain qui l'a écrite, pensée, voulue, tissée. C'est comme la peinture, il faut la sortir de l'abstraction d'un élitisme forcené et cela devient proche, compréhensible, presque simple !!
RépondreSupprimerLa corne de brume t'inspire.
RépondreSupprimerCette histoire de La Grange m'intrigue.
Je vais essayer de me renseigner auprès de mon homonyme à Bièvres.
Peut-être que ici on en saurait davantage.
Les amis de la bibliothèque, Bièvres et ses célébrités au XIX° siècle, 1988.
À la différence de Cécile Cheminade, je ne connaissais pas Rita Strohl, jusqu'à ce que tu en parles sur ton blog. Mais comme l'an dernier, je suis un peu sceptique sur les raisons avancées pour expliquer son oubli, et notamment ses origines provinciales! On ne peut présenter l'origine provinciale systématiquement comme un handicap : Georges Auric est né à Lodève dans l'Hérault, Gabriel Fauré est né à Pamiers, dans les Pyrénées, où il est resté jusqu'à l'âge de 9 ans, Edouard Colonne et Charles Lamoureux sont tous les deux nés à Bordeaux, Jules Massenet, fils d'un industriel, est né à Saint-Etienne, Darius Milhaud, qui est le fils d'un commerçant est né lui à Marseille et ne monte à Paris qu'à 19 ans, Ravel est né près de Saint-Jean-de-Luz, il montera à Paris à 14 ans,André Messager est né à Montluçon, etc... Je pense plutôt - et tu suggères aussi cette piste - que les héritiers ont une petite responsabilité si, comme tu l'écris, ils conservent jalousement les partitions autographes de Rita Strohl au lieu d'en céder les droits à des éditeurs de musique et d'en faire don à des bibliothèques ou des conservatoires où elles auraient plus de chance d'être étudiées.
RépondreSupprimerGF, Feriel Kaddour elle-même, dont on ne peut mettre en doute la science musicale, nous a avoué n'avoir pas connu Rita Strohl avant que Lydia ne lui demande de venir parler d'elle. Les origines provinciales ne sont pas évoquées en tant que telles pour expliquer la disparition de cette musicienne, mais Feriel leur impute une méconnaissance de la part de Rita et de son entourage des réseaux, des circuits, une mauvaise appréhension des concessions à faire pour être "reconnue", et, ensuite, faire ce que l'on ambitionne. Elle dit que Rita n'a pas été assez "souple", assez "du sérail". Il faut dire qu'elle semblait avoir du caractère et des idées bien précises de son rôle en musique, rôle qui, pour elle ne passait pas par les salons. salons qui, sans aucun doute, lui auraient permis de mieux réussir. Je le raconterai dans un prochain billet, elle a vraiment rompu avec Paris et, de fait, cela n'a pas arrangé sa carrière. Mais c'est loin d'être la seule raison. Quant à la famille, certes elle "thésaurise" les partitions mais ce faisant, elle les a préservées, ce qui est déjà un grand mérite. Mais surtout c'est Marie Madeleine, la petite fille par alliance de Rita, qui conserve tout ce matériel musical, qui a contacté Lydia et qui lui a demandé de consacrer une édition à Rita. Il faut absolument saluer au passage cette démarche, et, aussi, la réponse positive de Lydia qui a construit tout son festival 2011 autour de cette compositrice, a demandé à des ensembles de musique de chambre de s'attaquer à des partitions manuscrites et inconnues, qui a mené à bien cette démarche impulsée par Marie Madeleine Martini. A elles deux, elles ont vraiment fait faire un grand pas vers la découverte de Rita Strohl. Et il faudrait vraiment que cela ait des suites, car, pour avoir entendu la musique de Rita, je t'assure que cela en vaut la peine. Le public était vraiment conquis d'ailleurs.
RépondreSupprimerLa Grange Aloïs, je vais en parler plus avant dans un prochain billet mais nous étions en effet intrigués, qu'est-elle devenue ??? ce serait passionnant à savoir en effet. On va se pencher sur cette histoire.