Atterrissage tardif à Bologne,
une sympathique chambre d’hôte à deux pas de l’aéroport, et un petit cabriolet gracieusement offert par Avis pour le prix d’une voiture bas de gamme. Que demande le peuple ? On fait quoi ? Ben, ce cabriolet faut en profiter un peu, on a envie de rouler les cheveux au vent, pas question d’aller s’enfermer dans des musées… On va à Modène ? Oui, non... y a trop de musées… Et puis, on a réservé une autre chambre d’hôte aux environs de Parma, on y va par le chemin des écoliers et on verra.
On a vu !! On a vu que sur notre chemin se trouvait Sabbioneta et on y a passé un temps fou ! Et cela en valait la peine.
Pendant que la France est empêtrée dans les Guerres de Religion et que l'Espagne se débat avec la Guerre des Flandres, Vespasien Gonzague va "faire du lèche" auprès de Rodolphe II et revient de Vienne avec le titre, ô combien prestigieux à ses yeux, de duc de Mantoue. Et là, il ne "se sent plus péter", il décide de construire ex nihilo une sorte de cité idéale, et il en profite pour écrire partout qu'il est duc : sur les façades de ses palais, sur les cheminées, sur les linteaux de porte ! Il ajoute à son palais une galerie démente, qui ne mène nulle part et qu'il envahit de trophées de cerfs que lui offre je ne sais plus quel puissant, il ajoute pour faire bon poids des statues antiques grapillées de ci, de là, et en fait un vrai capharnaüm. Ensuite, il réinvente le théatre ! Pour notre plus grand bonheur d'ailleurs...
Voilà comment Alter me racontait l'histoire pendant que nous nous reposions sur la place d'armes de Sabbioneta, mais ne vous y trompez pas, il était bluffé Alter, car cette ville conçue par la volonté d'un érudit n'a rien de prétentieux ou de clinquant, c'est une pure merveille !
On entre à Sabbioneta par une des deux portes monumentales de la Sabbionetana, la route qui relie la ville à Mantoue. Vespasien de Gonzague avait seulement 13 ans quand il fut envoyé en Espagne, en 1544, à la cour impériale de Charles V pour être page d'honneur de l'infant Philippe. Des études d'architecture militaire, menées parallèlement à une éducation classique et humaniste, lui donnèrent le goût de l’architecture et le désir de construire une ville à mesure humaine. Il la commença vers 27 ans et y consacra le reste de sa vie. Il choisit le vieux bourg médiéval de Sabbioneta dont il « déplaça » les maisons anciennes qui le gênaient dans son projet : un plan orthogonal devait permettre d’avoir de toutes parts une vue ordonnée et harmonieuse. Autour des défenses en étoiles, aux bastions assez bas mais élégants, donnèrent à la ville une allure de forteresse harmonieuse. Au centre, le Palazzo Grande, qui n’était pas encore palais ducal, était destiné à l’administration et au gouverment, voisinant avec l’église Santa Maria Assunta, église principale de la ville. La ville comptait par ailleurs de nombreuses écoles et une académie d'humanités.
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De 1565 et 1590, Vespasien coordonna les travaux et organisa les implantations successives des édifices. C’est en 1577 que, grâce à la volonté de l'empereur Rodolphe II, la nouvelle principauté prit le titre de duché, avec ses propres armoiries. Un château - dont il ne reste plus grand trace aujourd'hui - abritait les appartements privés de Vespasien, tandis qu’un palais dit « Giardino » était réservé à la vie sociale : on y recevait les hôtes, on y organisait les fêtes, et Vespasien le dota d’un studiolo où il se retirait pour lire. Il aimait aussi à collectionner des reliques, des objets d'art et des raretés naturelles. C’est pour exposer ses trésors qu’il conçut la fameuse galerie longue de 96 mètres, qui ne menant nulle part, semble déboucher sur le vide !
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Dans le palais, chaque pièce porte un nom et ses murs sont peints selon un thème. La salle des Mythes met en scène Dédale et Icare, Arachné et Minerve, Apollon écorchant vive Marsyas. Toutes ces fresques célèbrent la grandeur de Rome et de la culture classique. Comme la salle des Cirques, où sont représentés le cirque Maxime et le cirque Flaminius, ou encore le cabinet privé du duc - excellent connaisseur, entre autres, d'Ovide, de Plaute, de Térence et de Plutarque -, décoré de fresques représentant des personnages de L'Enéide. Le couloir d'Orphée ressuscite les aventures de l'inconsolable époux d'Eurydice et de sa descente dans l'Hadès.
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En traversant le spacieux salon des Miroirs, le plus emblématique de tous, parfait pour les concerts et les danses, on croise l'ombre des jeunes filles, qui pour se parer, pouvaient se réfugier dans le petit cabinet des Trois-Grâces, lieu de recueillement de la gent féminine. Partout des stucs splendides et luxueux, autrefois lamés d'or, et des fresques hautes en couleurs.
Devant le palais, d’allure extérieure assez modeste, se développe une vaste place d’armes où se déroulaient joutes, parades militaires, tournois et courses qui animaient la vie de la cour. Une colonne surmontée d'une statue de Pallas (que l'on fit venir de Rome) se détache au centre.
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Soucieux d’asseoir sa légitimité sur une généalogie prestigieuse, Vespasien fit réaliser des bustes de couples de la dynastie tout entière dans la salle des Aïeux du Palais Ducal. Non content d’en orner les plafonds d’armoiries de noyer et de cèdre sculptés, dorés et décorés de stucs, il fait réaliser un manège géant à la gloire de sa famille. La Cavalcata est une théorie de statues équestres qui reconstitue, avec armures et insignes de pouvoir, une ascendance qu'il désire la plus glorieuse possible. Il pare tout ce beau monde de vertus guerrières éclatantes et conduit dignement la chevauchée ! 4 de ces statues ont survécu à l'incendie qui les ravagea et trônent maintenant dans la salle haute du Palais. C'est impressionnant !
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En 1588 il ne manquait qu'une chose à cette ville idéale : un théâtre. Vespasien fit alors appel à l'architecte Vincenzo Scamozzi, élève de Palladio, qui conçut et construisit, entre 1588 et 1590, un "théâtre olympique à l'antique". La structure est celle, traditionnelle, des théâtres classiques, avec des gradins en bois disposés en amphithéâtre et, en haut, face à la scène, une magnifique colonnade surmontée de statues représente les divinités olympiennes. Latéralement, deux grandes fresques célèbrent une fois de plus Rome : d'un côté, la place du Capitole, de l'autre, le château Saint-Ange.
La particularité de ce théâtre est que le lieu est complètement fermé. Sur la scène, qui est fixe, le spectateur revoit les palais de Sabbioneta (une reconstruction réalisée en 1996 sur la base des descriptions de Scamozzi).
A la mort de Vespasien, en 1591, le duché de Sabbioneta revint en héritage à sa fille Isabelle, qui ne parvint pas à maintenir l'esprit et la vitalité insufflés par son père. Commença pour la ville une longue période de déclin : le château fut rasé, les palais furent dépouillés de leurs richesses, la galerie des Antiquités fut même utilisée comme dortoir pour les soldats. La "ville idéale" n'était plus qu'un souvenir. Ce gros bourg endormie où le temps s’est arrêté est une halte incontournable pour qui voyage dans la vallée du Pô : mise en œuvre des théories de la Renaissance sur la cité idéale, elle a le grand mérite d’avoir été menée à bien par un érudit enthousiaste et opiniâtre, qui nous a laissé un chapitre vivant d’urbanisme qui, à lui seul, vaut le détour. Ce lieu d'élection débordant à la Renaissance de vie, de fêtes et de bals, de lectures et de conversations, est aujourd’hui d’un calme rare, bien qu’ayant été inscrit il y a peu au patrimoine mondial de l’Unesco. Il vaut aller le visiter bien vite !
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Une exposition d'art cotemporain sous les ors du Palais Ducal !