Fragments de mémoire et Licorne de septembre (Jephan de Villiers 1994)
Je venais à peine d'achever mon article intitulé CAPOERA qu'une balade fut décidée. Ponge d'une main, nos makhilas dans l'autre, nous voilà partis. En chemin, Alter, toujours curieux, voulut savoir ce que contenait mon prochain article. Il s'emmêlait un peu les pinceaux entre mes délires d'arts martiaux et l'association qui compte les capsules, mais à la première plage, il abandonna mes explications foireuses pour brandir triomphalement un objet mystère. Nous en trouvâmes trois ou quatre, avant d'aller rejoindre notre balcon sur l'estuaire pour la lecture rituelle, consacrée en ce moment au "proète de l'objeu" , dont je vous reparlerai sous peu.
Puis, il faisait encore beau, nous décidâmes de rejoindre la plage suivante, pour allonger un peu la balade. Au retour, un homme penché sur la laisse de mer, un seau noir à la main, remplissait régulièrement son ustensile en marchant à pas lents.
- Qu'est-ce qu'il ramasse ? des capsules ??
- Non, il n'y en a pas autant...
- Tu ne vas me dire qu'il nettoie la plage ?
- ??
- Bonsoir Monsieur, vous récoltez les capsules d'œufs de raie ??
- ???ah ! vous connaissez ?
- En fait depuis aujourd'hui. Avant, nous pensions que c'étaient des algues, mais une dame recontrée ce matin et dont le fils vient avec son instituteur de Saint Palais les ramasser à Meschers, nous a appris ce matin que c'était des enveloppes d'oeufs de raie.
- Ah, cela doit être la maman d'un de mes élèves.
- Alors vous faites partie de la CAPOERA !
- Vous connaissez aussi ?
- Ben oui, il nous a bien fallu nous documenter sur ces bourses de sirène !
Mémoires océanes (Jephan de Villiers 2000)
Et ce délicieux résultat des nostalgies soixante-huitards, matiné d'écologiste, tenant de la bio-diversité, affublé d'une barbe qui faisait paraître celle d'Alter austère, d'une tresse qui lui descendait jusqu'en dessous du ventre et d'un bonnet de marin du rouge le plus flamboyant, nous a appris plus encore que Google et l'APECS réunis. Il vient de Saint Palais ramasser les capsules de la plage de Suzac, de loin les plus nombreuses et les plus diverses du site. Passionné par son sujet, il était incollable, nous a montré les différentes espèces identifiables dans son seau, qui contenait déjà une bonne centaine de capsules. Il fait partie de l'association qui promeut le programme de récolte CAPOERA et nous a affirmé que, toute flagornerie mise à part, le site de Suzac est sans doute l'endroit de France, non, du monde où l'on trouve le plus d'enveloppes d'oeufs. L'an dernier, deuxième année de ramassage régulier, l'association a récolté entre Talmont et Saint Palais environ 23 000 capsules, dont environ 20 000 sur la seule plage de Suzac. En 2010, l'essentiel de la récolte s'est fait selon deux pics, un en novembre-décembre, l'autre en avril. Or cette année, hiver rigoureux aidant, l'allure de la courbe a changé : beaucoup moins de rejets en décembre, mais un mois de février 2011 stupéfiant : déjà 19000 capsules sur la côte royanaise. Notre instructeur riait aux éclats en nous racontant la déconvenue des collègues bretons lors de la sortie organisée en mer d'Iroise : 325 capsules pour tout brouet. Le week-end suivant à Suzac, ils en trouvèrent près de 4000.
Pourquoi une telle concentration à cet endroit ? On n'est pas encore en mesure de l'expliquer même si des hypothèses sont avancées : la présence de l'épave du Condé juste en face de la plage permet sans doute aux raies de frayer à l'aise et avec générosité. La turbidité des eaux leur permet sans doute d'être encore plus à l'aise dans leur projet de reproduction.Si l'on ajoute à cela qu'à cause des nombreuses épaves qui jonchent l'estuaire à cet endroit, on n'y pratique aucune pêche au chalut, et que l'endroit s'orne d'une profonde fossse d'une trentaine de mètres qui permet les remontées musclées des eaux de l'Océan, on pourrait dans tous ces arguments trouver quelques raisons à cet exceptionnel peuplement supposé de raies fréyantes.
Il nous convia ensuite à venir, au printemps, visiter l'exposition que l'association organisera à Royan sur les capsules, les raies et les différentes formes de pêches pratiquées traditionnellement sur l'estuaire. Un artiste belge doit, nous dit-il, y présenter ses compositions qui utilisent ces enveloppes noires comme matière première.
Métamorphoses nocturnes (Jephan de Villiers 2001)
Jephan de Villiers travaille uniquement avec des matériaux naturels, écorces, branchages, coquilles vides. Son travail, qui tient autant du land-art que de la peinture ou de la sculpture, s'organise autour de thèmes oniriques, aux titres enchanteurs. Pour se procurer les capsules d'oeufs de raies dont il a fait quelques compositions, il a recours à une correspondante new-yorkaise qui les lui récolte à Long Island. Il a une résidence secondaire du côté de Mirambeau, et notre "marin" barbu s'amusait déjà de la surprise qu'il aurait le lendemain, quand il irait lui porter les 4000 coques déjà triées qui s'entassaient dans son coffre.
Car une fois les coques récoltées, commence un vrai travail de bénédictin, identification, comptage, enregistrement de l'état, de la plus "neuve" à la plus déchiquetée, plus souple et provenant forcément d'une ponte plus ancienne, en passant par la notation de celles qui ont été abîmées par des prédateurs, mollusques ou poissons. Ce sont ces relevés statistiques, particulièrement riches sont sur le site de Suzac, qui permettront de mieux connaître et donc de mieux défendre les raies qui se reproduisent forcément dans nos eaux.
- Mais alors, la raie est un poisson commun ici ??
- Justement pas tant que ça. On en trouve assez peu sur les marchés car les gens lui préfèrent la sole ou le maigre. Pourtant si l'on en croit l'inventaire établi au début du XVIIIème siècle par l'inspecteur des pêches Le Masson du Parc, la raie était déjà bien répertoriée et prospère sur nos côtes vers 1720. Passionnant cet inventaire, car l'inspecteur en question a réussi à si bien se faire admettre des pêcheurs qu'il a même pu recenser des techniques prohibées, d'ailleurs encore en usage aujourd'hui !
Assis au pied des bâtons du vent j'ai rêvé d'un enfant qui portait la forêt sur son dos (détail)
Toujours merveilleux de rencontrer des passionnés, surtout quand ils sont, comme notre interlocuteur, cultivés et savants, le terme n'est pas trop fort. Mais tout compétent qu'il soit, le vendangeur de capsules de Saint Palais ne trouvera jamais la vraie raison de l'accumulation de ces coques noires sur la plage de Suzac. Raison que je vous livre sous le sceau du secret, bien entendu ! Chacun sait que Meschers est un repère vivace de sirènes en tous genres, fait avéré pour tous les pêcheurs de carrelets qui entretiennent à grands frais leurs baraques, rien que pour le plaisir d'en capturer une de temps à autre dans leurs filets. Or, ces sirènes sont insouciantes et fort dispendieuses : elles égarent souvent leurs bourses dans les eaux sombres de l'estuaire. Quand c'est sur nos plages, elles les retrouvent vite, mais quand les marées et le courant s'en mêlent, les bourses s'échappent vers les plages suivantes : c'est ainsi qu'à Suzac, située à la limite entre Meschers et Saint Georges s'accumulent, pour la plus grande joie des écolos de tous poils, ces petits sacs noirs énigmatiques. Vides, malheureusement, car nos coquettes ont tout dépensé.
Le site exploré par Monsieur Capoera
Le jour de notre promenade : avouez qu'il y a quelque chose d'étrange dans le comportement de nos sirènes